Français | English

← Retour à Œuvre littéraire

LE FOU ET LE CRÉATEURde Daniel PONS, Ed. Albin Michel

Créateur mon frère, regarde la branche fragile et éphémère se balancer sous l’impulsion du vent et comprends : comprends, Créateur mon frère, que tout ce qui est éphémère, sous peine de mourir brisé, doit savoir, sous l’impulsion du vent, danser !
Créateur mon frère, je vais te parler de l’âne. L’âne, l’infâme, la bête... l’âme, fait son entrée dans le cirque : sur la piste jaune où toutes les confusions s’imbriquent, la bête bafouée par les ricanements d’une foule médiocrement assemblée, refuse de faire son numéro. C’est en le frappant jusqu’au sang que le dompteur chasse l’infâme loin des projecteurs menteurs. Lorsque la bête traquée quitte la lumière théorique, ses pas, d’être torturé et blessé, le font se diriger, en titubant, vers la sortie du cirque. C’est là, Créateur mon frère, que je l’ai rencontré et que tous deux, mon bras passé autour de son encolure forte, vers un lampadaire qui timidement éclaire, nous nous sommes dirigés. Alors j’ai vu l’âne, être fier, pleurer : l’eau de source qui coulait de ses yeux a lavé l’étoile qu’il porte sur son poitrail. Créateur mon frère, l’âne et toi vous êtes, par la croix qu’il porte sur son pelage, la croix de lumière, vous êtes tous deux frères parce qu’indomptés.
Créateur mon frère, quelqu’un t’a dit : compte de un à dix pour rejoindre l’Unité. Et toi, Créateur mon frère, toujours rebelle, au lieu de compter tu as dansé ; et lorsque ton pas a retrouvé la légèreté du pas de l’enfant, de ton pied le cercle tu as bouclé.
Clou mon frère fou, comme les flammes du brasier, ta démence te fait danser, et ils ont beau te doucher, ils n’arriveront jamais à éteindre le feu dense que j’ai toujours vu briller, même lors de tes plus terribles souffrances, dans tes yeux immenses.
Créateur mon frère, ta tête est devenue folle le jour où ton cœur, exaspéré par toutes les essences des fleurs, a cassé en toi le « réfléchir ». Mais, Créateur mon frère, de ta tête morte qui se décompose montent des senteurs de fleurs approuvées par ton cœur.
Clou mon frère fou, tu habites des rives où la plupart du temps, comme un somnambule tourmenté, tu te promènes ivre ; mais, Clou mon frère, même si à mon état de phénomène ces rives sont terriblement lointaines, lorsque je fouille en moi et qu’à force de percer je trouve des vibrations intenses, Clou mon frère fou, dans cette intériorité, je rencontre le point commun qui fait de nous, Clou, qui fait de nous, te dis-je, sans que subsiste ne serait-ce qu’une parcelle d’ambiguïté, des êtres unis parce qu’habitant tous deux des rives sur lesquelles nos fragilités se promènent en somnambules inconscients. Mais, Clou mon frère, je te le dis, dans cette inconscience, dans notre folie, vit une surconscience qui a tout à voir avec la lumière, avec l’essence. Clou mon frère fou, le sais-tu ? Sais-tu que sur les rives les plus amères, là où le pied se fait très lourd, là où chaque progression fait saigner, sais-tu que, sur ces rives sombres, les taches rouges que fait ton pied nu donnent à ces contrées inhumaines des teintes qui, par leur profondeur, transcendent nos fragilités de phénomènes torturés ? Clou mon frère, durant ta vie, l’intuition de l’immensité t’a mené je ne sais où, mais de ces immenses saveurs d’infini, Clou mon frère dans la démence, tu as su garder l’odeur quintessenciée de la rose folle qui en plein automne fleurit en confondant les saisons. Clou mon frère fou, nous sommes comme les roses d’automne, dans nos instants hauts nous sentons la lumière qui partout foisonne ; nous confondons les saisons comme la rose qui fleurit aussi bien en été qu’en hiver, mais comme la rose, qu’elle soit d’hiver, de printemps, d’été ou d’automne, nous avons des épines, Clou mon frère, et ces épines sont intérieures ; elles nous percent la chair au-delà de sa surface et lorsque la couronne d’épines, Clou mon frère fou, a percé profondément l’échine, le sang coule à flots, à plein ruisseau, en source. Mais avant, Clou mon frère fou, que la gigantesque hémorragie ne nous noie dans des mers pourpres et infinies, notre petit être qui a profondément et cruellement souffert saura voir encore, dans les flots de sang rouges, une petite pointe de lumière blanche et je te le dis, Clou mon frère fou, c’est à cause de cette perception infime de la lumière digne que nous éviterons le noir absolu. Car la lumière, lorsqu’elle se manifeste, laisse dans l’être, Clou mon frère, des marques indélébiles.
Créateur mon frère, partout où vivent des êtres internés, existe un point précis où pousse une fleur riche de tous les chants profondément et cruellement désespérés.
Créateur mon frère, tout ce qui vit se rit, d’un rire profondément sanguin, de l’analyse.
Clou mon frère, tu m’entends bien, il n’y a pas d’écorce assez solide pour enfermer notre folie et faire de nous des invalides. Clou mon frère, toutes les forces anarchiques issues de notre état d’éphémère sont, malgré notre profonde souffrance, capables de zigzaguer en harmonie avec la lumière immense.
Créateur mon frère, lorsque du plus profond de ton être monte un cri rauque qui appelle, qui incite les multitudes à ne faire qu’UN : de peur, Créateur mon frère, que le cri issu du gouffre ne perde de sa force en arrivant à l’air, joins au verbe qui déchire la danse qui elle aussi, sait dire.
Créateur mon frère, je te le dis : il te faut, pour danser dans la ronde de lumière, vivre ivre ! Vivre ivre, Créateur mon frère, non de l’ivresse de l’homme qui commence à vomir sa vie ; mais vivre ivre comme le papillon qui, malgré l’apparence trompeuse de la dispersion, zigzague de nature en nature pour trouver l’essence.
Créateur mon frère, lorsque tu auras tout donné et qu’il ne te restera plus rien, tu posséderas alors le plus grand des biens : la perception réelle de l’aurore.

Créateur mon frère, tu n’es pas un fou de Dieu, tu es mieux : tu es une poussière imprégnée de lumière, tu es, Créateur mon frère, une banalité haussée jusqu’à la divinité, par le don que tu as de parfaitement restituer ce qui t’a été confié.
Créateur mon frère, il n’existe pas du musique supérieure au silence. Créateur mon frère, il n’existe pas de danse supérieure à la magie qui jaillit de l’immobile. Créateur mon frère, il n’existe pas de rire supérieur au regard profond et grave. Alors, Créateur mon frère, chasse toutes les chimères bruyantes qui te hantent, car mon cœur te le dit : c’est dans le silence qui vit et règne au plus profond de toi, dans lui seul que tu pourras trouver le signe lumineux qui fait pressentir l’Unité.
Créateur mon frère la mort se vit et le soleil se porte au plus profond de soi.
Créateur mon frère, ta souffrance est lame de fond, que seule la mer peut comprendre par affinité.
Créateur mon frère, si un jour tu sens du plus profond de ton être venir la grande fatigue, pense au loup lorsqu’il est pourchassé et qu’il court à perdre haleine sur la neige blanche immaculée pour échapper aux fusils, ô combien précis, qui veulent le tuer : pense aux derniers instants du fauve qui, de toute la force de sa nature sauvage, prend le temps, avant de mourir, de se retourner et de fixer celui qui a tiré.
Créateur mon frère, au-delà de toutes anecdotes historiques, mon cœur sent de te dire : n’oublie jamais le cri de l’Indien d’Amérique mort debout et supplicié pour tenter d’assumer la pérennité de sa noble espèce. Créateur mon frère, l’Indien est, pour nous autres hommes des villes, un grand symbole, parce que tout près de nous dans le temps il a vécu. Créateur mon frère, les yeux de nos pères ont pu voir qu’ils étaient, ces amoureux du soleil, des véritables : des véritables capables de mourir debout, afin que leurs enfants puissent réapprendre à véritablement marcher. Créateur mon frère, n’oublie jamais les êtres sains qui, prodigues de leur sang riche et pur comme la source, ont offert leur vie en hommage aux dieux, à Dieu qui, Lui, sait reconnaître, malgré les apparences, ceux qui meurent pour la vie, ceux qui meurent pour la renaissance.
Clou mon frère fou, même s’ils prétendent que tu divagues, je sais bien, moi, que ton infirmité par eux accentuée, ne t’empêchera pas de compter jusqu’à dix les vagues et de sentir tout ce que ce compte a de magique. Clou mon frère, laisse-moi te dire : dix est un retour à l’Unité et, même si perpétuellement ils te bafouent, te trahissent et t’abîment, cette façon que tu as dans ton hébétude de compter jusqu’à dix, donne à mon cœur la certitude qu’il existe en toi quelque chose qui transcende ce qu’ils appellent « habitude maladive ». Clou mon frère fou, ensemble si tu le veux bien, comptons les vagues et lorsque nous serons arrivés à dix, nous verrons bien, Clou mon frère de démence, si c’est eux ou nous qui divaguons ; car dans une seule lame d’eau salée existe la mer tout entière et lorsqu’en soi on porte, ne serait-ce qu’une lame, même si elle est acérée, on ne peut plus divaguer : seuls divaguent ceux qui n’ont pas le sentir de l’unité, et ce n’est pas notre cas, Clou mon frère, parce que nous, nous savons compter avec la mer.
Clou mon frère fou, ne t’étonne pas si tu as souvent dans ta bouche un goût salé. Car si tu as cette impression, ce goût proche de la mer, c’est parce que la mer en toi rugit et qu’elle laisse en se retirant, sur ta langue hypersensible, des bribes d’elle-même, des séquelles de sel.
Créateur mon frère, que ce soit le parfum chaud qui de la ruche s'exprime en volutes d'or ; Que ce soit la source fraîche qui coule sur la peau de pêche de l'enfant qui naît, pour saluer ce début d'un baptême adogmatique ; Que ce soit la violette qui exprime la quintessence de son humble parfum avec une humilité qui touche au sublime ; Que ce soit le coquelicot qui, malgré le vent fort qui l'écartèle, garde dans les parcelles de ses pétales déchiquetés, le rouge intense que même les pluies les plus fertiles ne parviennent pas à atténuer ; Que ce soit le perce-neige qui soulève la couche froide d'hiver à l'aide de sa propre chaleur, afin de s'unir à la lumière extérieure ; Que ce soit l'immense linceul brun de la terre labourée et par le givre recouverte, cette terre qui toujours, si l'attente de l'homme se fait sans impatience, sait tenir avec les saisons les promesses impulsées par les solaires rayons ; Que ce soit la lavande qui, à force de mourir pour exprimer sa quintessence, prend les apparences pauvres du bleu délavé et passé ; Que ce soit la terre tout entière avec ses mille reflets phénoménaux de couleurs et de lumière, tout Créateur mon frère, est symbole, symbole qui t'invite à boire dans la coupe vermeille le liquide pourpre et magique qui de tes yeux, Créateur mon frère, définitivement enlèvera le voile. Alors Créateur mon frère, d'un regard clair, dans le ciel en lettres de lumière, tu pourras lire : Vie, seule réalité jamais percée, mais pleinement entrevue par tous ceux qui sont capables de véritablement l'aimer.
Créateur mon frère, lorsque tu sentiras ton corps d’éphémère t’abandonner, souviens-toi alors que la barque d’Isis est un char qui conduit vers l’éternité, tous les corps exténués à force de s’être surpassés.
Créateur mon frère, danser, chanter et rire, c’est faire la fête pour honorer le non-finir.
Créateur mon frère, l’absolu n’est pas à la portée de l’homme ; mais dans le cœur de l’homme.